Un nouveau consensus social

Il suffit pourtant d'un regard


         A travers des rencontres avec des adultes significatifs, les enfants arrivent petit à petit à se définir et à découvrir ce qui les habite. Pour ce faire, ils ont besoin d'un regard d'amour qui les autorise à se développer et à aller au bout d'eux-mêmes. Grâce à la relation que nous établissons avec nos enfants, à l'éducation que nous leur transmettons, ils peuvent s'épanouir. S'ils sont éduqués en se respectant, ils apprennent à vivre heureux et en harmonie avec leurs voies intérieures.
         Au contraire, s'ils subissent un rapport de domination, ils apprennent à se taire, à se nier, à se détruire. Ils souffrent et deviennent peu à peu des êtres en colère. Cette colère devient violence envers eux-mêmes ou envers autrui. Elle est le fruit d'une éducation qui a forcé l'enfant à obéir à tout prix plutôt qu'à être. Des enfants brisés qui réagissent à leur souffrance par la violence. A leur tour ils deviendront des adultes en colère qui violenteront leurs enfants, leurs conjoint, leurs employés... Des adultes qui inspireront la colère et perpétueront la domination comme mode de communication avec les autres, et ce, dans toutes les sphères de leur vie. Le cercle vicieux de la violence...
         Il est urgent de mettre fin à la violence que vivent nos enfants. C'est une absolue nécessité! Cette violence est lourde de conséquences; elle est une perte pour l'humanité. Comme le monde d'aujourd'hui est à l'image des enfants qu'hier nous étions, celui de demain sera à l'image des enfants d'aujourd'hui.
         Pour mettre fin à la violence envers les enfants nous devons en faire une responsabilité individuelle envers chacun de nos jeunes et une responsabilité individuelle envers les générations futures. Et c'est possible. Nous pouvons changer cette réalité. Nous devons arrêter cette violence et miser sur l'immense potentiel d'amour et de solidarité dont nous sommes capables. Dans chaque être humain, se cache un profond désir d'harmonie, un absolu à exprimer. Un seul regard peut modifier cette réalité. Un simple regard d'amour...
         L'éducation c'est tout ce qui aide un enfant à être, à grandir. Au-delà des diplômes et des réussites, éduquer un enfant, c'est l'autoriser à trouver ce qui l'anime; c'est l'accompagner en respectant ce qu'il est et en croyant inconditionnellement en ce qu'il peut devenir. Notre conception de l'éducation doit se vivre autrement que dans un rapport de force avec nos enfants. Alors, notre rôle d'adulte s'en trouvera enrichi.
         L'enfant, tout comme nous, porte un absolu, et sa recherche est aussi valable et digne d'amour que la nôtre. La communication parent-enfant doit se vivre dans une recherche d'équilibre qui prend en considération les besoins des jeunes tout en refusant d'imposer sans connaître, écouter, comprendre.
         Cette nouvelle relation avec nos enfants nécessite que nous adultes, soyons en contact avec nous-mêmes, c'est-à-dire que nous renouions avec l'enfant en chacun de nous, et ressentions la souffrance de l'enfant qui a été éduqué à se taire, à se conformer, à étouffer ses émotions. Reprendre contact avec cet enfant, c'est aussi retrouver notre capacité de sentir, de vibrer, de rêver; c'est retrouver notre âme d'enfant. Ces émotions nous donnent le courage de vivre en harmonie avec nos valeurs et de choisir quotidiennement d'agir en cohérence avec nos convictions.
         A travers cette rencontre avec nous-même, nous acquérons la certitude que nous sommes toujours en mouvement, en apprentissage, en devenir. Cette évolution devient la route à suivre vers l'harmonie où chaque découverte nous mène toujours plus loin! Comme la rédaction d'un livre qui, loin d'être une fin en soi, devient une ouverture. Elle est à la fois l'enthousiasme d'assembler nombre d'idées, d'expériences, de vécus, et la riche promesse de nouvelles recherches, de découvertes et de partages.
         C'est ainsi que je conçois notre vie, apprendre à apprendre... Et l'harmonie devient un constant dépassement. On ne parvient pas à l'harmonie; on devient un être harmonieux dans son processus de recherche de lui-même.
         Etre porteur d'absolu nous ramène à unifier nos convictions et nos actions. A travers ce processus, nous réalisons combien nous sommes fondamentalement liés les uns aux autres. Si j'accepte de commettre des erreurs et que j'en fasse des occasions d'apprendre, je dois permettre à l'autre d'en faire autant. Accepter de vivre en accord avec mes émotions me permet d'autoriser l'autre à vivre les siennes. Prendre conscience de l'absolu dont je suis porteur m'amène à réaliser que l'autre porte également cet absolu. Or je découvre ces aspects de moi-même parce que d'autres avant moi ont cheminé dans cette direction et en ont pris conscience. Ils m'ont aidée à réaliser tout cela! En d'autres mots, nous ne sommes pas seuls, mais profondément interdépendants. Notre harmonie dépend de celle des autres. Elle se vit en interaction avec autrui, car nous grandissons pour, par et avec les autres...
         Vivre en harmonie avec soi-même pour mettre fin à la violence, c'est choisir de grandir avec d'autres, de cheminer ensemble. Il nous faut pour cela créer et développer des conditions où la différence est perçue comme valable et souhaitable, où les divergences peuvent se manifester. Pour que l'harmonie soit possible, nous devons reconnaître aux autres le droit à l'erreur, favoriser l'intériorisation plutôt que le repli sur soi et développer la confiance en soi plutôt que la méfiance. Nous sommes moins à la remorque de l'autorité lorsque nous savons puiser en chacun de nous certaines des ressources nécessaires pour remplir notre rôle.
         Et doucement, tout doucement, nous reprenons du pouvoir sur nos vies. Cette force tranquille nous permet de redécouvrir les autres avec un regard différent; elle nous porte à redéfinir nos aspirations et nos rêves, à tendre la main, dans la dignité et le respect. Cette conscience de notre propre pouvoir nous permet d'offrir nos forces vives pour soulager, d'acueillir la souffrance de l'autre parce qu'elle est aussi la nôtre. Nous apprenons, nous nous enrichissons à travers la découverte et l'écoute de chaque personne que nous côtoyons. Peu importe que ces personnes soient des enfants, des aînés, des directeurs d'entreprises, des personnes de race différente ou en chômage! Chacune d'entre elles porte un absolu auquel nous pouvons communier à travers de vraies rencontres; le partage de nos expériences respectives ne peut être qu'enrichissant. C'est cette cohérence avec nous-même qui nous conduit à agir de façon responsable sur le plan social, à nous engager, à vouloir aider l'autre à grandir. En devenant nous-mêmes ce que nous sommes, nous permettons aux autres d'être ce qu'ils sont.
         La construction d'un monde nouveau devient réalité, un monde fait de collaboration et de respect. Dans ce milieu pluraliste qu'est le nôtre, où l'éclatement des valeurs a miné la cohésion sociale, il est plus qu'urgent de refaire une unité basée sur le respect de nos différences.
         Au-delà de ces disparités, la cohésion de notre tissu social demande que nous redéfinissions des valeurs communes qui nous rassemblent, en mettant de côté préjugés et intolérance. Des valeurs communes vécues individuellement et transposées collectivement dans nos institutions, nos lois et nos actions politiques. Les institutions sociales et politiques ne disparaîtront pas; elles sont nécessaires. Il nous faut donc exiger qu'elles jouent leur vrai rôle, qu'elles soient notre voix et parlent de l'humain! Que les écoles éduquent nos enfants en partant d'eux et non des programmes; que les centres d'accueil aident des enfants à guérir et non à se détruire; que les fonctionnaires nous traitent comme des humains et non comme des numéros; que les médecins soignent des personnes et non des maladies; que les politiciens défendent nos choix et nos valeurs plutôt que leurs intérêts et ceux du parti.
         Et dans cette définition d'un nouveau concensus éthique où les structures redeviendront au service de l'humain, les enfants peuvent nous montrer la voie. Constamment, ils nous sollicitent, nous remettent en question sur les raisons de nos actes, sur nos façons de faire et de penser; ils nous amènent à agir de manière responsable pour soutenir leur développement. Ils sont notre force de vie collective.
         Au-delà de toutes nos différences culturelles, sociales, ethniques, il est urgent d'accorder une priorité absolue à nos enfants. Je crois qu'ils peuvent susciter la collaboration à un nouveau projet social, et ce au-delà des différences culturelles et nationales.
         Un nouveau conscensus social où nos enfants deviennent priorité absolue au niveau de la famille, de l'école, du quartier; priorité absolue au niveau social, politique, mondial. Un nouveau consensus éthique où se manifesterait une volonté collective d'assurer une place de choix à nos enfants, non seulement par la reconnaissance de leurs droits dans les lois, mais aussi par une volonté politique pour que ces lois soient appliquée efficacement. Un nouveau consensus éthique où nos enfants deviendraient dans les faits notre priorité à tous les niveaux de la société.
         Nos enfants doivent avoir la priorité absolue dans nos choix individuels; leur éducation doit avoir la priorité absolue dans nos choix collectifs. Nous devons placer nos enfants au-dessus de tout. La tâche paraît énorme, et pour arriver à l'accomplir, il faudra compter avec le monde d'amour et de non-violence qui existe déjà en chacun de nous.
         Il suffit d'un regard... que nous portons sur nous-mêmes, sur nos enfants, sur l'autre...
         Il suffit d'un regard... qui au-delà des différences, perçoit les similitudes entre les humains que nous sommes... un regard qui voit l'absolu dont nous sommes tous porteurs et l'immense richesse qu'il contient...
         Il suffit d'un regard... qui au quotidien, autorise l'enfant à devenir qui il est, en l'aidant à grandir dans nos familles, nos écoles, nos quartiers, nos milieux de travail, nos pays...
         Il suffit d'un regard... d'égalité qui croit en l'autre, qui respecte et qui aime, qui permet d'être libre et généreux...
         Il suffit d'un regard... qui agit...
         Il suffit d'un regard pour briser l'indifférence.

Andrée Ruffo - 1993
Juge au Tribunal de la Jeunesse, au Québec

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